Ma première rencontre avec les manuscrits
Ma première rencontre avec les manuscrits fut une expérience mémorable et elle a guidé toute ma vie. Lorsque j'avais vingt-deux ans, j'ouvris, pour la première fois, un manuscrit du Commentaire sur la Torah de Rashi (acronyme de Rabbi Salomon fils d'Isaac de Troyes, 1040-1105), le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France Hébreu 155. Ce commentaire biblique avait été rédigé près de neuf cents ans avant que je commence à essayer de le lire et de le comprendre. Cette copie n'avait pas été écrite par Rashi car aucun autographe de sa main n'a été conservé (d'autant moins que Rashi a probablement dicté ses commentaires!) mais par un scribe que le Catalogue disait être du XIIIème siècle. Le texte était bien celui du Houmach Rachi , une explication du Pentateuque presqu'aussi célèbre que la Bible. On peut le lire dans des centaines d'éditions, avec ou sans sur-commentaires, et nombre de sites l'offrent sur internet. Dans toutes ses présentations, sous toutes ses mises en page, le texte est considéré comme étant le même, car il a été reproduit de manière automatique; demain comme aujourd'hui, il restera tel quel, immobile, paralysé, figé dans ses lettres mécaniques ou électroniques. Si l'étudiant relit plus tard le même passage, sa pensée aura évolué quelque peu : il aura l'impression de comprendre mieux certains détails ou de percevoir un problème. Mais le corps du texte, englué dans ses lettres, dans les espaces qui séparent les mots, paralysé par l'imprimerie, reste pétrifié, comme mort, éternellement fixé comme le serait une idée platonicienne.
Dans le manuscrit que je lisais, le texte était bien différent! Il était unique car une main humaine en avait écrit chaque trait. Le « même » texte, que j'allais lire sur un autre manuscrit, différerait de celui-ci par une écriture différente, une autre mise en page, des expressions presque semblables mais pas tout à fait, de même qu'aucun homme n'est rigoureusement identique à un autre homme.
Le manuscrit est une copie de texte faite il y a de cela 500 à 800 ans. L'homme qui a passé des mois à calligraphier ce texte est mort depuis bien longtemps et, de lui, en début de carrière, je ne savais rien si ce n'est que, pour moi, il était vivant. Je suivais les traits de sa plume, s'était-il arrêté ici pour se reposer un peu, ou bien là? Combien d'heures lui avait-il fallu pour écrire un feuillet ? Où se trouvait-il lors de la copie ? Comment était-il assis ? Ce sont là des questions concrètes, matérielles, de celles que l'on pose aux vivants et qu'on ne pose plus aux morts. Mais ce manuscrit était-il vraiment mort ? N'avait-il rien à nous apprendre sur sa vie et sur celle des hommes qui l'avaient pris en main comme je le faisais ce jour-là ?
J'avais l'impression que, tout autour de moi, dans nombre de bibliothèques du monde, une foule de scribes, d'amis potentiels, de personnages historiques attendaient de répondre et de revenir à la vie. J'aurais aimé poser tant de questions ! Mais je ne savais pas lesquelles, ni comment les poser, et à l'époque, aucun hébraïsant ne savait me guider. J'étais entrée dans le monde des manuscrits hébreux du Moyen Âge, mais c'est un univers trop vaste et trop divers pour qu'un individu puisse l'embrasser en son entier; on peut y cheminer sur quelques sentiers.