Les prières et la pensée des juifs de France et d'Ashkenaz
Entrée à l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes (Centre National de la Recherche Scientifique) en 1956, comme collaboratrice de Georges Vajda pour la rédaction du catalogue des manuscrits hébreux de la Bibliothèque nationale de France, mon travail consista, entre autres, à décrire les manuscrits liturgiques (ce catalogue n'a pas été publié et je ne le regrette pas, car il ne répondait pas du tout aux exigences qui sont actuellement les miennes).
Les manuscrits de prières sont de deux genres principaux :
Livres des prières quotidiennes, dans lesquels on trouve souvent les ajouts pour le Shabbat et les fêtes.
Les manuscrits destinés aux fêtes, dans lesquels on lit, non seulement les prières mais les poèmes liturgiques, qui varient selon les communautés.
Au Moyen Âge, les juifs d'Europe priaient selon quatre grandes familles de liturgie : espagnole, italienne, ashkenaze, et le rite usité en France du Nord et en Angleterre. Ces rites sont toujours en usage mais le rite français s'est éteint peu à peu, après la dernière expulsion des juifs de France, en 1394, bien que les prières des grandes fêtes se soient conservées dans trois villages d'Italie du Nord jusqu'en 1900 (Asti, Fossano, Moncalvo : rite APAM).
Presque dès le début, je m'étais attachée plus particulièrement aux manuscrits des prières des juifs de France. Elles sont mal connues et n'ont pas été éditées en tant que telles. On pensait que les manuscrits étaient peu nombreux (en fait, après de nombreuses années de recherche, j'en ai recensés 88) car leur survivance est souvent un vrai miracle, par exemple les sept manuscrits hébreux que l'on croit être au Trésor du temps de Philippe le Bel (Hébreu 633 à Hébreu 639). Après l'expulsion et la confiscation des biens des juifs, en 1306, ces manuscrits minuscules furent, semble-t-il, placés sur des petites étagères (des layettes) du Trésor et oubliés durant presque six siècles. Redécouverts après la Révolution, en 1801, ils furent confiés aux Archives de l'Empire et ensuite donnés à la Bibliothèque nationale.
Quatre caractères de ces livres de prières sont remarquables :
- leur diversité, laquelle correspond sans aucun doute à la dispersion et au grand nombre de petites communautés juives dans la France médiévale;
- la tendance à amplifier le texte des prières, un trait qui fut vivement reproché aux « Français » par les Rabbins rhénans, sous l'influence de la mystique des Pieux allemands;
- certains de ces manuscrits ont la même facture matérielle et esthétique que les petites bibles latines du XIIIème siècle;
- l'utilisation de la langue française. On connaît bien les gloses (le'azim) françaises que Rachi utilise dans ses commentaires bibliques et talmudiques et aussi les glossaires hébreu-français qui servaient à l'étude biblique. On sait moins que des parties de l'office religieux étaient chantées en français et que certains poèmes le furent sur des airs de trouvères. Il reste un certain nombre de chansons juives du XIIIème siècle, en français et en hébreu et on peut les écouter : un concert a eu lieu en juillet 2014 et un CD a été gravé.